L’antiquité du nouveau paradigme

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« On ne met pas du vin nouveau dans de vieilles outres…! » (cf. Matthieu 9,17)

Quand je suis arrivé en République démocratique du Congo (Zaïre) en 1975 pour enseigner au grand-séminaire de Murhesa, j’avais la ferme intention, après les admonestations du Décret sur l’activité missionnaire du deuxième concile du Vatican, de m’approcher le plus possible des religions et spiritualités africaines.  Mais ce fut difficile!

Je me suis rapidement rendu compte qu’un grand-séminaire n’est pas le milieu opportun pour un tel projet :  certes dans le corps professoral, à mon arrivée, il ne restait plus que quatre non africains, mais les enseignants d’origine africaine avaient tous étudié en Europe, et quelques-uns étaient devenus plus ‘romains’ et plus ‘européens’ que moi;  évidemment les séminaristes étaient tous africains, mais ils avaient été déracinés de leur culture d’origine quand ils avaient été immergés dans les petits séminaires, la plupart du temps avant l’âge de 15 ans, au point que quelques-uns d’entre eux avaient des difficultés à aller vivre dans leur famille pendant les grandes vacances.

Deux fois par année, j’allais visiter mes confrères missionnaires de la Consolata au Haut-Zaïre, dans les diocèses de Dungu-Doruma et de Wamba.  C’est là que je me suis le plus rapproché des coutumes et us, des religions et spiritualités autochtones.  C’était particulièrement visible dans les coutumes entourant les morts :  je voyais bien qu’il n’y avait pas de cimetière, mais que les défunts étaient enterrés dans la parcelle où ils avaient vécu au milieu de leur famille;  j’ai vu aussi plusieurs fois qu’on y versait des boissons, comme pour partager avec les ‘ancêtres’. 

Après quatre années au grand-séminaire, je suis allé enseigner au Centre catéchétique de Bunia, et là j’ai pu m’approcher davantage des spiritualités et religions africaines, car j’enseignais à des catéchètes – la plupart mariés et avec famille – qui accomplissaient leurs ministères au milieu des leurs – dans la brousse.

Je n’ai jamais rencontré de pape ou d’évêques des religions africaines, mais je suis entré en contact – très limité et à travers des missionnaires agissant d’intermédiaires – avec des ‘sorciers’ ou des ‘guérisseurs’, entendant parfois des histoires étonnantes à leur sujet.  Et partout je constatais à quel point on avait une vénération envers les personnes plus âgées.  J’ai assez rapidement compris que les religions traditionnelles africaines n’avaient ni clergé, ni credo,  et qu’elles se caractérisaient par une certaine non-institutionnalisation, ce qui évidemment me plaisait particulièrement. 

Dans mes recherches, je discernais sans peine deux périodes :  les missionnaires – surtout dans la période coloniale – avaient des opinions très négatives des rites et croyances africaines; ils ont eu tendance à tout condamner et rejeter en bloc.  Je discernais des conséquences de cette position chez les catholiques congolais récemment convertis qui avaient développé une aversion de tout ce qui appartenait à leur vie ‘païenne’ antérieure, sans séparer le culturel le spirituel et le religieux.  Néanmoins je sentais qu’on était en train de passer dans une ère post-missionnaire;  je l’ai senti spécialement quand deux théologiens africains, presque à chaque année, venaient visiter le grand séminaire de Murhesa.

Il y avait l’abbé Vincent Mulago, fondateur du Centre de recherche des religions africaines à Kinshasa; celui-ci répétait que dans les religions et spiritualités africaines tout n’était pas mauvais.  J’ai été particulièrement impressionné par une étude de ce centre sur la sorcellerie qui en proposait une lecture sociologique.  Puis il y avait l’abbé rwandais Alexis Kagamé qui était tellement positif face aux traditions de sa culture que même mes confrères africains se moquaient de lui en disant :  « Chez les Rwandais, il n’y a même pas de péché originel! »  Mais chez eux, comme chez d’autres chercheurs autochtones, je sentais le désir d’une ré-évaluation des traditions religieuses et spirituelles d’Afrique.

La méditation de La philosophie bantoue de Placide Tempels, un missionnaire belge, m’a révélé qu’en-dessous de la surface de ces rites, coutumes et croyances, il y avait une vision du monde à mille lieux de la vision scientifique et séculière de l’Occident moderne.  Mais en même temps, surtout dans des échanges avec les étudiants, je remarquais chez eux une attirance – parfois morbide - de la modernité et des avantages que celle-ci a apportés, surtout pour le niveau de vie.  Mon jugement global restait donc très ambigu.  Comment discerner dans l’héritage occidental ce qui était religieux de ce qui était moderne?

Dans mes études, la plupart du temps, les religions et spiritualités d’Afrique étaient qualifiées d’animistes.  J’ai pu constater qu’en effet la plupart des Africaines et Africains voyaient – peut-être pas des âmes mais – des esprits partout : dans leur vision du monde, tout était animé et vivant.  Mais sous l’influence de nombreux grands philosophes, j’avais tendance à y voir là des traditions primitives, presque sauvages,  que le progrès démantellerait sans peine.  Et c’est ainsi que j’interprétais le désir des missionnaires européens et nord-américains de la période coloniale non seulement d’annoncer l’Évangile mais aussi d’apporter la civilisation occidentale et tous ses bienfaits.  Quand en 1909 le Vatican a approuvé l’institut des Missionnaires de la Consolata, il a explicitement louangé ces missionnaires qui « ne se limitent pas à introduire la religion, mais avec la splendeur de la foi apportent à ces peuples la lumière de la civilisation ». Dans cette période, la seule mention de l’animisme avait toujours une connotation négative.  C’est assez rapidement que je me suis rendu compte qu’il y avait là une ambiguïté que même moi, en tant que théologien occidental, je ne pourrais jamais lever; je l’ai déclaré souvent à mes étudiants : « Ce sera à vous à mieux étudier les traditions de vos propres cultures! »

Après mes cinq années d’enseignement au Congo et quinze ans d’animation missionnaire et vocationnelle au Canada, mes supérieurs m’ont proposé de retourner en enseignement, mais tout de suite j’ai demandé une année sabbatique que j’ai passé à Berkeley, auprès du Jesuit School of Theology.  C’est là qu’un accompagnateur m’a fait prendre conscience combien dans ma vision du monde j’étais nord-américain, alors que la plupart de mes objections théologiques s’adressaient à l’interprétation européenne de la foi chrétienne.  C’est pourquoi j’ai entrepris une maîtrise en philosophie nord-américaine à l’université Concordia de Montréal.  C’est au cours de ce processus que progressivement s’est imposé à moi la nécessité d’un changement de paradigme.

Cette évolution s’est aussi imposée à moi grâce aux études de Ronald Inglehart et de son groupe sur la postmodernité;  ce groupe de sociologues, après avoir comparé de nombreux éléments – des valeurs, des options, des choix, des préférences, etc. - dans une cinquantaine de pays du monde, les classifiait de modernes à post-modernes.  Quelques caractères de leur postmodernité apparaissent dans ce que j’appelle le nouveau paradigme émergent.

Le nouveau paradigme scientifique

J’ai terminé mon cours classique dans la section scientifique. J’ai songé à devenir ingénieur, mais L’Homme cet inconnu d’Alexis Carrel m’a convaincu de devenir missionnaire.  Le seul livre que j’avais apporté au noviciat était un manuel de physique nucléaire!  C’est confesser que j’ai toujours été intéressé par les sciences.

Quand au début des années 1990 j’ai fait une année sabbatique è Berkeley, je me suis entre autres inscrit à un cours sur les rapports entre foi et science; ce cours m’a fait découvrir non seulement Thomas Kuhn et La structure des révolutions scientifiques, mais aussi l’histoire de la philosophie des sciences.   C’est dans ce contexte que j’ai plus clairement pris conscience que cette fin du vingtième siècle vivait un changement de paradigme.  Deux auteurs ont nourri ce long cheminement :  Fritjof Capra, un scientifique impliqué dans le dialogue avec les grandes religions asiatiques, et Diarmuid O’Murchu, un missionnaire et théologien d’origine irlandaise, qui a tenté de tirer les conséquences de ce nouveau paradigme sur les religions et spiritualités.

Quand, quelques années plus tard, j’ai voulu explorer les défis que le troisième millénaire posait à la mission, aux religions et aux spiritualités, mon premier chapitre s’intitulait Vers un nouveau paradigme scientifique.  Il commençait avec l’affirmation suivante :  « L’hypothèse de départ de cet essai est que l’humanité est en train de vivre un changement de paradigme. »  (page 63 de Défis à la mission du troisième millénaire).  Et il se terminait ainsi : « Les implications théologiques et missionnaires de ce changement paradigmatique sont énormes » (p. 77).  C’est dans mon livre Défis à la mission du troisième millénaire, paru en 2002.

J’y rappelais que jusqu’à maintenant pour la plupart des scientifiques, la science est « déterministe, matérialiste, réductionniste et réaliste » (64).  Mais j’y montrais comment tout au long du vingtième siècle de nouvelles perspectives avaient été ouvertes.

D’abord avec les théories de la relativité d’Einstein. Les scientifiques  croyaient que les connaissances scientifiques étaient des vérités absolues; les physiciens considéraient que l’espace et le temps étaient comme un contenu neutre où se déroulaient les événements.  Dans sa relativité, Einstein inclut le temps et l’espace, qui n’ont donc plus un sens absolu, mais sont relatifs à la matière et à l’énergie. Et avec son équation e = mc2,  il établit une équivalence entre la matière et l’énergie, démontrant qu’on ne pouvait pas réduire la réalité à la seule matière.

C’est ce que proposera avec encore plus de clarté la physique quantique qui, en comparant l’atome à une sorte de petit système solaire, révèle qu’il y a dans la matière beaucoup plus de vide que de plein; en effet l’atome est composé en quelque sorte de plus de 99% d’espace non occupé par les particules que sont les protons, les neutrons et les électrons.

La physique quantique remettra aussi en cause la croyance du paradigme dominant selon lequel il y a une seule et même cause à un événement, et un seul effet causé par la seule et même cause. En étudiant la radioactivité, en effet, on s’est rendu compte qu’on ne pouvait pas prédire dans la matière radioactive quels atomes vont se décomposer, mais qu’on pouvait seulement prédire le pourcentage des atomes qui subiront ce changement.  On remplaçait ainsi la loi universelle de cause à effet par des lois statistiques de probabilité. 

Cela conduisit directement au principe d’incertitude que formulera en 1927 Werner Heisenberg; il s’est rendu compte qu’en observant un électron dans un atome à un moment précis, si on réussit à connaître sa vitesse, on ne peut pas savoir sa position.  Il devient clair que la science ne peut pas tout savoir et tout prédire, ce qui contredit la vision totalement déterministe du monde proposé, par exemple, par Pierre-Simon de Laplace;  dans son Essai philosophique sur les probabilités publié en 1840, il avait écrit : «  Une intelligence qui, à un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, la position respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers, et ceux du plus léger atome. Rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir comme le passé seraient présents à ses yeux. »  Quand ce ministre de l’empereur expliqua sa vision à Napoléon, ce dernier lui demanda : « Où est Dieu dans votre théorie ? » et Laplace aurait répondu : « Je n’ai pas besoin de l’hypothèse de Dieu ! »  Aujourd’hui nous acceptons que la science ne pourra jamais décrire tout le réel, elle sera toujours incomplète et en quête de plus…

La certitude et la neutralité objective des sciences ont aussi été prises à partie.  C’est en 1989 que le groupe de Wayne Itano a démontré que plus on observait des atomes de beryllium sur lesquels on projetait des ondes radio avec des rayons laser, moins ces atomes s’excitent.  Cette expérimentation démontrerait donc que dans toute expérimentation, on ne peut pas séparer ce qui est observé de l’observateur.

En 1935, Einstein, Podolsky et Rosen avaient publié un article réfutant un aspect de la théorie quantique qui clamait que si deux électrons se séparent d’un atome, ils restent toujours connectés, parce que le total de leur position et de leur vitesse demeure toujours le même.  Les trois scientifiques EPR rejetaient cette hypothèse parce qu’ils expliquaient qu’il n’était pas possible que le premier électron continue à savoir ce qui affecte le deuxième, quand ce dernier s’est éloigné de lui et est affecté par des conditions différentes.  Et pourtant en 1982, des scientifiques de l’Institut d’optique de l’Université de Paris, ont démontré que deux photons jumeaux traversant des bassins différents continuent à agir comme si le premier savait ce qui se passait dans l’autre.  Il faut en conclure que ces deux éléments de l’univers demeurent reliés l’un à l’autre.

La science du passé affirmait que la réalité est toute matérielle, et elle donnait de la matière une définition physique et quantitative.  Déjà Einstein avait bousculé cette croyance en affirmant une certaine équivalence entre la matière et l’énergie, ce qui pour nous est devenu une évidence avec les bombes atomiques.  Mais les sciences ont poursuivi ce cheminement anti-matérialiste en parlant de plus en plus des champs :  d’abord les champs magnétiques, avec lesquels les enfants jouent avec des aimants, mais aussi les plus mystérieux champs électriques que tout le monde voit arriver jusque dans nos maisons et nos chambres.  Le britannique Rupert Sheldrake a fait l’hypothèse de ce qu’il nomme des champs morpho-génétiques pour expliquer que, dans l’évolution, des formes s’imposent, alors que la génétique ne réussit pas à les expliquer.  Pour certains, ce qui s’est passé au Japon avec les singes de Koshimo semble appuyer cette hypothèse de Sheldrake.  La réalité est définitivement plus que seulement la matière.  Je crois qu’aujourd’hui ce n’est plus la matière, mais c’est l’énergie qui semble la meilleure description de la réalité.

On se souviendra que pour les savants de l’antiquité et du moyen-âge, c’est le repos et l’immobilité qui semblaient l’état de perfection, un état où règnent l’ordre et l’harmonie.  Aujourd’hui nous reconnaissons unanimement que tout change et nous avons tendance à rejeter que, dessous ces changements, il y ait un fondement, une substance ou une identité qui ne change pas.   Quant aux nouvelles théories du chaos, elles ont renvoyées aux calendes grecques l’ordre qui devait régner dans l’univers, cet ordre que les lois universelles des sciences mettaient en équations.  Ce nouveau paradigme redonne donc une place et un rôle au désordre, à l’imprévu et au mystère.

Face à la vision réductionniste et substantialiste se développe une conception holistique, pluraliste, changeante et mystérieuse du monde, de l’histoire et de la réalité.  Tel me semblait alors le changement émergent de paradigme scientifique.

Le nouveau paradigme missionnaire

Après la publication de Défis à la mission du troisième millénaire en 2002 où je résumais les cours que je donnais à l’université Urbanienne de Rome, les caractéristiques de ce nouveau paradigme se sont imposées à moi, de sorte que, quand en 2004 j’ai publié Mondialisation et mission, j’ai ajouté en introduction une section sur le nouveau paradigme missionnaire.

Je le décrivais avec huit caractères :

1.       Non à la substance

Pendant toutes mes études philosophiques, alors que j’avais une mentalité plutôt scientifique, j’ai lutté avec le concept de substance.  Et quand en théologie on me l’a offert pour comprendre la nature du Dieu chrétien – trois personnes en une seule nature ou substance –, le mystère de Jésus – deux natures ou substances en une seule personne -, de même que le dogme de l’Eucharistie – la transsubstantiation -, j’ai développé tout de suite une résistance de plus en plus acharnée.  Dans mon livre de 2004, j’écrivais décisivement : « J’estime que le principal changement philosophique de ce nouveau paradigme est la négation de la substance » (en page 31).

2.       Non à tout dualisme

J’ai fait ma thèse de doctorat en théologie sur la pluralisme au concile Vatican II; très clairement l’Église catholique y est passé de l’uniformité à une forme d’unité qui n’exclut pas la diversité.  Car toujours pacifiste, il fallait non seulement affirmer la pluralité, mais en même temps éviter qu’elle n’engendre l’intolérance et l’opposition.  « J’estime que le nouveau paradigme tentera de dépasser l’opposition de tous ces dualismes pour affirmer la complémentarité dans toute diversité » (en pages 31 et 21).   Au cours des années qui suivirent, j’ai essayé d’expérimenter de plus en plus les grandes religions d’Asie, et cette exploration m’a conduit à une vision non pas dualiste mais duelle du monde.

3.       Pluralisme

Le pluralisme a été au cœur de ma pensée dès mon adolescence.  Ma mère avait déjà plus de 80 ans quand un jour elle m’a demandé : « Jean, j’aimerais aller dans un restaurant chinois! »  La société dans laquelle elle a vécu était très homogène; j’ai commencé à vivre la diversité quand, du Collège Saint-Laurent, avec mon ami Jean-Marc, nous allions de temps en temps manger une pizza chez Da Giovanni.  J’ai rencontré mon premier noir à un arrêt d’autobus dans le Montréal de ces années 1960 :  « Ce que le XXe siècle a mis en relief, c’est bien plutôt l’existence de la diversité et de la pluralité dans tous les secteurs et dans tous les domaines de la pensée et de la vie. Ce qui prévaut, c’est la compléxité et le chaos, comme agents de vie et de changement » (en page 32).

4.       Vision holistique

Il y a plusieurs manières de comprendre cette diversité sans qu’elle engendre opposition et guerre.  La voie qui me semblait la plus prometteuse, c’était la vision holistique : « Ce qui intéresse, ce n’est pas la nature fondamentale ou l’identité propre des choses, mais l’ensemble des connexions et des interdépendances » (page 32).

5.       Tout change

C’est ma méditation très difficile de la philosophie du process de Alfred N. Whitehead qui me fit faire des petits pas dans la redécouverte d’une des plus anciennes philosophies, celle du ‘panta rei’ du philosophe présocratique Héraclite.  Dans mon introduction, j’écrivais : « En fait il faut se fixer moins sur les objets et les êtres qu’aux évènements et aux processus, car tout change » (page 32). Les théories évolutionnistes sont une belle illustration de cette caractéristique du réel.

Il est facile de constater que ces cinq premiers caractères du nouveau paradigme missionnaire sont directement inspirés du nouveau paradigme que je voyais émerger dans les sciences.

6.       Sens et éthique

Dans mon livre de 2004 j’avais ajouté les deux caractéristiques suivantes, de nature plus théologiques que philosophiques.  Car ce que je cherchais, ce n’était pas seulement le nouveau paradigme, mais bien le changement de paradigme missionnaire.

Dans la première caractéristique, j’expliquais que « les religions ne sont pas un corps de doctrines, de morales et de rites, mais l’ensemble de tout ce qui donne sens aux humains » (en page 33).  Quand j’ai formulé cela, je n’étais pas du tout conscient que cela pouvait se référer directement à mon expérience des religions et spiritualités africaines, mais se rapportait à la crise des éthiques contemporaines face aux avancées des sciences et des technologies.

7.       Prophète plus que roi et prêtre

Quand un être humain est baptisé dans le rite de l’Église catholique romaine, le président explique que par ce sacrement le nouveau baptisé devient participant des fonctions prophétique, royale et sacerdotale de Jésus-Christ.  Avec ces nombreuses alliances avec les pouvoirs terrestres,  le pape a trop souvent voulu être le roi des rois.  En réduisant les tâches des presbytres aux sacrements,  l’Église en a fait des prêtres qui administraient le salut de Dieu.  « Dans l’avenir, la dimension prophétique sera plus importante pour mieux répondre aux besoins et aux attentes du monde », écrivé-je dans mon livre Mondialisation et mission en page 34.

Redécouverte des religions premières

Au moment où j’enseignais à Bukavu et que mes confrères étaient missionnaires auprès des Azandés à la mission de Dungu-Doruma, je me suis intéressé au livre de l’anthropologue britannique Edward Evans-Pritchard  Witchcraft, Oracles and Magic Among the Azande, publié en 1937. J’y ai découvert que la sorcellerie pouvait être non seulement un ensemble de coutumes et de rites religieux, mais aussi l’explication de pratiques sociales déroutantes pour les Occidentaux, surtout pour les missionnaires chrétiens.  Une publication du Centre de recherches de Mulago m’a confirmé dans une nouvelle interprétation de la sorcellerie comme élément clé pour comprendre les relations interpersonnelles dans un groupe humain.

Très tôt j’ai refusé de parler de religions primitives, parce que je me rendais compte que ces spiritualités se vivaient aujourd’hui et qu’elles répondaient à des attentes contemporaines.  C’est sans doute la lecture de La terre africaine et ses religions du père dominicain René Luneau et de Louis-Vincent Thomas qui m’a le plus influencé dans ce cheminement.  Les rites y occupaient une place importante, mais leur interprétation était toute centrée sur la vie et son renforcement.  La dimension de croyances religieuses, sans être absente, était remplacée par un recentrement du religieux sur la personne humaine, une et plurielle, toujours en formation et « être en situation ».  Dieu lui-même était présenté comme absent en même temps que présent… Tout cela correspondait à ma brève expérience africaine, comme aussi la deuxième section du livre sur les changements dans ce « monde en mutation ». 

C’est plus récemment que j’ai été en contact avec Harold W. Turner et son article « The Primal Religions of the World and their Study » publié en 1977 dans le livre collectif Australian Essays in World Religions, rédigé par Victor Hayes.  En fait je n’ai jamais pu mettre la main sur ce livre, mais j’ai pu en trouver divers résumés, le meilleur se trouvant sans doute en : Kwame Bediako, Jesus and the Gospel in Africa (New York, Orbis, 2004) dans les pages 87 et 88.

Le théologien protestant ghanéen Bediako résume les six caractéristiques que Turner donne à la vision du monde première (l’anglais primal religions est difficile à traduire littéralement en français) :

1.       « Un sens de parenté avec la nature, où les animaux et les plantes, pas moins que les êtres humains, ont leur existence spirituelle et une place dans l’univers ».

Tout est vivant et tout ce qui est vivant est interrelié et interdépendant.  Cette relation spirituelle entre tous ces êtres se manifeste à travers des signes comme les totems, en bien comme en mal. L’environnement ne doit donc pas être « exploité ». « Cette dimension environnementale des religions premières doit être considéré comme une attitude profondément religieuse des humains envers leur contexte dans le monde. »

2.       Influencé par la présentation du sacré chez Rudolf Otto, Turner présente la deuxième caractéristique des religions premières comme « le sentiment profond que l’humain est limité, faible, impur ou pécheur, en attente d’une puissance qui le dépasse. »

Par ce caractère, les religions premières sont décrites non pas comme un ensemble de croyances et de rites, mais comme une caractéristique des humains qui reconnaissent leur condition mondaine.  Cela rejoint la présentation de Luneau et de Thomas qui présente les  religions africaines à partir d’une vision anthropologique.

3.       L’humain au milieu de l’univers

L’être humain est immergé dans un monde de puissances, bienfaisantes aussi bien que maléfiques, que le discours des africains personnalisent quand il parle des esprits, des dieux et des démons.  Dans n’importe quel changement, il ne va pas à la recherche des causes, mais des êtres, des puissances et des esprits qui y ont agi. Les humains sont conscients que toutes sortes de pouvoirs transcendants et ambivalents influencent leur existence.

4.       « La quatrième caractéristique, qui complète la troisième, est ‘la croyance que l’humain peut entrer en relation avec le monde spirituel bienfaisant pour partager sa puissance et ses bénédictions et pour être protégé des forces démoniaques. »

Cette conception du salut ne l’attribue pas seulement à un Dieu transcendant, mais apparaît comme une coopération entre les humains et de nombreuses forces positives.

5.       La réalité de l’après-vie

Pour africaines et africains, les ancêtres défunts participent encore à la vie, ils ne sont pas détruits ou morts,  ils continuent à vivre, mais d’une manière différente.  Ces morts-vivants continuent à ressentir toutes sortes de sentiments envers les vivants et ils continuent à jouer un rôle chez eux.  C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre un certain « culte des ancêtres ».

6.       Un monde de signes

Tout être participe de la vie qui se manifeste par toutes sortes de signes et de sacrements. Il n’y a ni séparation, ni opposition, ni dichotomie entre les mondes matériel et spirituel, ce dernier se manifestant, se révélant et se signifiant dans le premier. Les forces matérielles deviennent en quelque sorte des véhicules des forces spirituelles.  Ces religions premières discernent bien entre le bien et le mal, mais elles reconnaissent que les esprits  peuvent agir et se manifester en bien comme en mal.  Il faut apprendre à lire ces signes, ce dont les sorciers, les guérisseurs et les aînés sont des experts.

Déjà Turner signalait, ajoute Bediako, comment le message chrétien était particulièrement adapté au contexte des religions premières.  Selon le ghanéen, c’est là une des raisons du succès du christianisme en Afrique au cours du dernier siècle et demi.

Comparaison des paradigmes

Ce n’est que récemment que j’ai pris conscience qu’il y avait des similarités dans le nouveau paradigme post-moderne que je prophétisais et la vision du monde première qui imbibe les religions et spiritualités africaines.  Essayons donc de comparer les caractères que j’ai assignés à chacun.

Les sixième et septième caractères du nouveau paradigme missionnaire étaient de nature plus théologique, mais je me rends compte qu’ils rejoignent la nature même des religions et spiritualités africaines.  Quand je clame que les prochains missionnaires seront plus prophètes que rois et prêtres, j’affirmais que leurs paroles et leur témoignage de vie seraient plus significatifs que les rites et les lois de l’expérience religieuse.  Or justement les spiritualités africaines sont essentiellement orales et non écrites, et on ne peut certes pas les assimiler à un ensemble de lois et de dogmes, même s’il faut bien reconnaître, avec Luneau et Thomas, que chez elles les rites demeurent essentiels.

La sixième caractéristique expliquait qu’à la place des dogmes et des rites, la mission du futur rechercherait plutôt de donner un sens à l’existence humaine.  Les religions africaines, en insistant sur le contexte cosmique et historique – la nature et les ancêtres -, parviennent non seulement à donner du sens à la vie, mais lui confèrent aussi une éthique, c’est-à-dire à proposer un ensemble de suggestions éthiques et morales qui orientent les comportements des individus et des groupes;  on le voit même dans des phénomènes aussi spécifiques que la sorcellerie.

C’est sans doute la quatrième caractéristique du futur paradigme missionnaire qui se retrouve le mieux dans les religions premières, en particulier dans le premier élément qui intégrait les humains à la nature, avec les animaux et les plantes, et qui parlait même de leur place dans l’univers.  Ce premier caractère des religions premières est complété avec la quarième selon lequel « l’humain peut entrer en relation avec le monde spirituel ».  C’est cette conception holistique de la réalité qui permet d’affirmer que tout est interconnecté et interrelié et que tout aspect du réel se définit non pas par ce qui le distingue et le spécifie, mais par les relations avec toute la réalité spirituelle et matérielle.

Quand les experts décrivent les religions et spiritualités premières, ils ne parlent pas de dualisme et de substance, et pourtant ces caractères apparaissent indirectement dans les quatre derniers caractères que Turner leur assignait :

  • L’être humain est immergé dans un monde de puissances bienfaisantes et maléfiques. Dans le rejet du dualisme, il avait aussi le dépassement de la séparation entre le bien et le mal, pour clamer qu’il y avait du bon et du mauvais en tout.  Les spiritualités africaines reposent sur la croyance que les forces spirituelles dans le monde peuvent influer sur les groupes et sur les individus, en bien come en mal.
  • Quand la vision spirituelle africaine affirme que l’humain peut entrer en relation avec le monde spirituel, elle rejoint ce refus d’une totale séparation entre le monde d’en-haut et celui d’en-bas, entre le ciel et la terre, entre la divinité et l’humanité.
  • Les croyances religieuses afrricaines insistent sur la réalité de l’après-vie et des ancêtres, toujours présents et influents auprès des leurs.  Cela peut être compris comme l’expression d’un refus d’un dualisme entre terre et ciel, entre mort et vie.
  • Le sixième caractère des religions premières relie le monde matériel au monde spirituel, en affirmant qu le premier est signe du second.  Ainsi ces spiritualités rejettent la séparation, l’opposition ou la dichotomie entre l’esprit et le corps, comme entre Dieu et le monde, le corps étant compris comme non seulement lié à l’esprit mais comme le signifiant, et le monde apparaissant plein de signes de Dieu – signes exprimant et transmettant la vie divine.

Quand les religions et spiritualités africaines mettent l’accent sur la réalité comme un réseau où s’influencent toutes les forces de l’univers,  les puissances de ce monde et de l’au-délà - les esprits-, elles rejettent la vision d’un réel plein de substances immuables et adhèrent à une vision d’un monde où tout change et évolue sans cesse.

C’est ici que je prends conscience que mon affirmation du pluralisme comme une caractéristique du nouveau paradigme est ambiguë; car en effet il faut tout de suite se demander quelle relation il y a entre les éléments de cette pluralité.  Mais pour moi, cette affirmation était avant tout un rejet de l’uniformité en faveur d’une unité qui sache inclure la diversité; elle était donc liée à mon expérience du concile Vatican II.  Néanmoins, même si les spiritualités africaines premières ne s’opposent pas à cette vision, peut-on constater qu’elles n’y insistent pas?  Néanmoins Luneau et Thomas parlent d’unité et de pluralité non pas à propos des religions d’Afrique, mais pour la conception de la personne humaine, et cela dès la première page de leur essai : « La notion de personne résume et cohère les idées-forces de la pensée négro-africaine traditionnelle.  On y retrouve, en effet, l’exigence du pluralisme, les réseaux de participations et de correspondances qui relient le sujet au groupe et au cosmos, les dimensions verbales, le dynamisme et l’inachèvement, la richesse et la fragilité, le rôle important dévolu au milieu social et la référence inévitable au sacré. » (page 27 en 1.1.1. dans l’édition de la Librairie Larousse de 1975).   Comme c’est la personne humaine qui est au coeur de l’expérience religieuse africaine, c’est à elle que le paradigme africain attribue la plupart des caractéristiques que j’attribuais au nouveau paradigme missionnaire et que Turner voyait dans les religions premières.

C’est vraiment sur le tard que j’ai compris les principales caractéristiques des religions premières et des spiritualités africaines.  Maintenant il est trop tard pour moi.  Mais j’ose espérer que les jeunes missionnaires rejetteront les préjugés de la période missionnaire coloniale et institueront avec ces spiritualités le dialogue qui seul permettra l’éclosion d’un vrai christianisme africain.

Qu’on me permette de conclure avec une référence :  Gaston-Paul EFFA, Le dieu perdu dans l’herbe. L’Animisme, une philosophie africaine, Paris, Presses du Châtelet, 2015.  Ce camerounais professeur à Sarrebourg a re-découvert l’animisme au cours de quelques voyages à son pays natal.  Ce n’est pas une bible, mais ce n’est pas non plus une étude ou un essai,  c’est un récit où l’auteur redécouvre les valeurs, les orientations et quelques-unes des croyances des spiritualités et religions africaines traditionnelles.  C’est le premier texte que je lis écrit de l’intérieur de cette vision du monde, c’est fascinant.  

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Padre James Lengarin festeggia 25 anni di sacerdozio

La comunità di Casa Generalizia a Roma festeggerà, il 18 luglio 2024, il 25° anniversario di ordinazione sacerdotale di padre...

Nei panni di Padre Giuseppe Allamano

13-07-2024 Allamano sarà Santo

Nei panni di Padre Giuseppe Allamano

L'11 maggio 1925 padre Giuseppe Allamano scrisse una lettera ai suoi missionari che erano sparsi in diverse missioni. A quel...

Un pellegrinaggio nel cuore del Beato Giuseppe Allamano

11-07-2024 Allamano sarà Santo

Un pellegrinaggio nel cuore del Beato Giuseppe Allamano

In una edizione speciale interamente dedicata alla figura di Giuseppe Allamano, la rivista “Dimensión Misionera” curata della Regione Colombia, esplora...

XV Domenica del TO / B - “Gesù chiamò a sé i Dodici e prese a mandarli a due a due"

10-07-2024 Domenica Missionaria

XV Domenica del TO / B - “Gesù chiamò a sé i Dodici e prese a mandarli a due a due"

Am 7, 12-15; Sal 84; Ef 1, 3-14; Mc 6, 7-13 La prima Lettura e il Vangelo sottolineano che la chiamata...

"Camminatori di consolazione e di speranza"

10-07-2024 I missionari dicono

"Camminatori di consolazione e di speranza"

I missionari della Consolata che operano in Venezuela si sono radunati per la loro IX Conferenza con il motto "Camminatori...

Un faro di speranza per le persone che vivono per strada

10-07-2024 Missione Oggi

Un faro di speranza per le persone che vivono per strada

I Missionari della Consolata dell'Argentina accompagnano le “Case di Cristo” a “Villa Soldati” Nel cuore di Villa Soldati, a Buenos Aires...

Santo (in punta di piedi)

09-07-2024 Allamano sarà Santo

Santo (in punta di piedi)

Il 23 maggio scorso la sala stampa del Vaticano annunciava che papa Francesco aveva approvato l’avvenuto miracolo della guarigione dell’indigeno...

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