Pour une nouvelle missiologie

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La missiologie est moins importante que la pratique missionnaire.  Mais sans une vision de la mission,  les choix sont plus difficiles et plus déchirants. 

Avec le nouveau millénaire, les appels à une nouvelle vision et pratique de la mission se sont multipliés.  Jean XXIII et le deuxième concile du Vatican ont ouverts les portes et les fenêtres, mais il me semble que soixante ans plus tard nous ne savons pas clairement dans quelle direction nous engager.  Cela concerne spécialement les communautés et les instituts missionnaires.  Comment pourrait être cette nouvelle missiologie?

Il est important de se rendre compte à quel point le monde a changé.  Pour s’en rendre compte, il suffit de comparer brièvement le monde des années 1900 à celui des années 2000 :

  • - En 1900 l’Occident est au sommet du monde.  Ce sont les années quand l’empire britannique atteint son apogée non seulement politiquement, mais aussi économiquement.  Les pays européens se sont littéralement partagé l’Afrique à la Conférence de Berlin de 1885, mais les puissances coloniales étendent leur influence aux quatre coins du monde.  Les théories évolutionnistes de Darwin triomphent qui placent au sommet de l’histoire la civilisation occidentale et la religion chrétienne, comme l’enseigne le philosophe Hegel;  tout le reste est sauvage, pour ne pas dire barbare.  En 2000, le monde est multipolaire politiquement, économiquement, socialement et culturellement.  Il n’est plus question de la suprématie et de la supériorité de l’Occident, mais d’une guerre des civilisations, ou au mieux d’une complémentarité des traditions humaines.
  • - En 1900 ce sont les diverses colonisations occidentales qui créaient un réseau avant tout de domination sur la planète; en 2000, c’est la mondialisation qui permet des échanges non seulement économiques, mais aussi culturels quasi instantanés.  Grâce à l’internet, les humains de tous pays sont en communication les uns avec les autres, ce qui permet entre autres aux plus riches de s’enrichir encore davantage et aux cultures dominantes de répandre leurs produits culturels jusqu’aux extrémités de la terre : mais ce n’est pas seulement McDonald, ce sont aussi les pizzas italiennes, les sushis japonais et les tacos mexicains.  C’est cet espace d’interculturalité qui permet aussi à des organismes de devenir internationaux ou mondiaux :  les Jeux Olympiques et le Championnat mondial de soccer, les Nations Unies et leur Charte universelle des droits humains, la BBC, CNN et Al-Jazeera, la Croix rouge et Médecins sans frontières…  J’ai été en-dehors de ma patrie de 1964 à 1981, mais je n’ai jamais téléphoné à mes parents;  aujourd’hui les missionnaires demeurent en contact constant avec leur famille et l’Église qui les ont envoyés en mission. Quand ma tante est partie missionnaire en Chine, c’était pour la vie;  aujourd’hui la facilité des communications intercontinentales permet aux missionnaires de rentrer en vacances chez eux à tous les deux ou trois ans et de trouver du financement pour leurs projets de développement dans des ONGs internationales, et de plus en plus dans leur pays d’adoption.
  • - Malgré cette mondialisation, les personnes n’ont jamais été aussi isolées;  l’individualisme a partout remplacé le tissu serré de petites communautés rurales ou villageoises en faveur de l’anonymité des grandes villes et mégapoles.  Cet individualisme, mais aussi une meilleure éducation, ont généré des changements fondamentaux dans les familles :  de la famille mononucléaire des parents avec leurs enfants, on est passé à divers types de couples éclatés, fragmentés et passagers.
  • - En 1900 il n’y avait pas 20 démocraties; aujourd’hui ce système politique a été adopté par presque tous les pays du monde, même si on constate que la formation politique fait encore défaut dans la plupart des pays.  De même, avec la démocratie se sont implantés les droits humains, de même que les revendications de nombreux groupes et minorités visibles ou non.  La société de droit devient la règle, mais l’Église catholique demeure un des derniers bastions où l’égalité, pas seulement la théorique mais celle en pratique, n’est pas encore vécue, surtout entre hommes et femmes, entre laïques et clercs…
  • - Parmi les plus importantes évolutions du vingtième siècle, on doit mentionner l’allongement de la vie humaine grâce à une meilleure hygiène, des systèmes de santé –médecine et pharmacie – de plus en plus sophistiqués, et aussi l’extraordinaire effort pour éduquer d’abord les garçons et aussi les filles, avec les écoles primaires et secondaires, mais aussi dans des collèges et des universités, et de plus en plus des garderies et des maternelles qui permettent une certaine égalisation des chances.

Il y aurait encore de nombreuses remarques à faire.  J’estime particulièrement à propos les débats sociologiques sur une possible transition de la modernité vers la postmodernité qui nous révèlent un ensemble impressionnant de changements culturels et sociaux. 

Je voudrais encore mentionner une autre différence :  en 1900, chaque religion possédait un territoire où elle dominait.  Ma mère, décédée en 1987, n’a jamais rencontré de musulmans; aujourd’hui alors que le diocèse de Montréal a fermé plus d’une centaine d’églises, on a vu se construire une cinquantaine de mosquées, une dizaine de temples hindous et s’ouvrir quatre ou cinq monastères bouddhistes.  Alors qu’il y a cent ans les chrétiennes et les chrétiens avaient peu de contacts avec les fidèles d’autres religions – la seule exception étant les Juifs -,  aujourd’hui dans toutes les grandes villes du monde, des croyantes et croyants de diverses religions vivent les uns avec les autres.

Pourquoi ce regard sur le monde actuel?  Le pape François exhorte les missionnaires « à faire un discernement attentif des situations des peuples ».  « Laissez-vous provoquer constamment par les réalités concrètes » (Discours du 5 juin 2017).  La mission ne regarde pas seulement en arrière, elle est aussi une réponse aux situations d’aujourd’hui.   

Mais je m’arrête ici sur les changements entre le temps de la résurgence missionnaire vers les années 1900 et la période actuelle de crise missionnaire.

Rappel historique

Pour élaborer cette nouvelle missiologie, il me semble qu’il faille d’abord rappeler les visions de la mission proposées au début du vingtième siècle.   Je commencerais avec les conceptions de quelques fondateurs de communautés exclusivement missionnaires de la fin du XIXe siècle.  Il me semble que trois caractéristiques les résument :

  • - Pour elles et eux, les missionnaires allaient d’abord sauver les âmes.  À cette époque le extra ecclesiam nulla salus est dominant.  Et dans la pratique, les missionnaires n’avaient aucune retenue à baptiser les personnes mourantes, y compris les enfants, afin qu’elles évitent les limbes, ou pire, l’enfer.
  • - Le royaume de Dieu, omniprésent dans les évangiles synoptiques, est absent de cette missiologie.  Mais on y parle de fonder des églises.  Et cela prenait souvent la forme de la construction physique de chapelles et d’églises.  Assez tôt, on a pris l’habitude de faire les statistiques des baptêmes pour illustrer le succès de l’implantation de l’église.  Dans plusieurs cas, il y avait une rivalité entre les diverses églises chrétiennes, ce qui engendrera une prise de conscience positive de la nécessité d’un certain œcuménisme dont la Conférence missionnaire d’Édimbourg en 1910 sera une étape importante.
  • - Le troisième caractère de cette missiologie est son contexte colonial.  C’est l’Europe, ou plus largement l’Occident, qui allait porter la civilisation, la vérité et le salut aux sauvages et aux paiens.  Cette connivence avec ces mouvements coloniaux apparaîtra à beaucoup de missionnaires comme une opportunité favorable.
  • - Je rappellerais aussi la définition géographique des missions.  D’une part, il y avait le monde occidental, grosso modo chrétien, et d’autre part des pays où Jésus-Christ et son Évangile n’avaient pas encore été proclamé :  c’était surtout le cas du continent africain, et c’est pourquoi à la fin du XIXe siècle la majorité des fondateurs des grands instituts missionnaires ont voulu y envoyer leurs premiers missionnaires.  Le cardinal Lavigerie a voulu que ses disciples soient les ‘Missionnaires d’Afrique’.  À Vatican II, les pères du concile ont débattu explicitement cette conception géographique des missions, spécialement quand ils ont voulu qualifier le statut de l’Amérique latine; il en est résulté la note 15 à l’article 6 qui a tenté de dépasser la conception géographique des missions.  C’est ainsi que le concile est passé ‘des missions’ à ‘la mission’.  Sur l’Amérique latine, la note signale qu’ « il n’y a pas de hiérarchie propre et où ne se trouvent ni une maturité de vie chrétienne ni une prédication suffisante de l’Évangile : « La question de savoir si ces territoires sont reconnus de fait par le Saint-Siège comme des territoires missionnaires n’est pas du ressort du concile », y ajoute-t-on.

L’événement déclencheur des nouvelles quêtes théologiques est sans contredit pour le monde catholique ce deuxième concile du Vatican.  Il me semble opportun d’y consacrer une réflexion qui fasse voir comment, à partir de l’histoire des constitutions Lumen Gentium et Gaudium et Spes, du décret Ad Gentes et des déclarations sur la liberté religieuse et sur les relations avec les non chrétiens, on est passé de missiologies élaborées dans le renouveau théologique des années 1950 et 1960 à des conceptions éclatées et fragmentées, additionnées sans être unifiées, complexes et ambigues qui mettront en crise le monde missionnaire.

Évidemment il faut mettre en relief les principes de cette missiologie de Vatican II :

  • - C’est toute l’Église qui est missionnaire, et pas seulement un groupe de spécialistes prêtres, religieuses et religieux des communautés missionnaires.
  • - La mission n’est pas d’abord une activité de l’Église, mais l’œuvre de Dieu par laquelle la Trinité accomplit son plan universel de création et de rédemption. La mission vise à instaurer le Royaume de Dieu sur terre; elle n’est pas seulement une œuvre spirituelle,  mais elle inclut aussi tous les efforts pour qu’il y ait plus de paix et de justice, de vie et de vérité, d’amour…  C’est le monde, et pas seulement les humains, que veut transformer la mission : on parle d’intégrité de la création!
  • - L’annonce de la Bonne Nouvelle est le cœur de toute mission;  il ne s’agit pas seulement d’évangélisation, mais aussi de témoignage.
  • - Les missionnaires reconnaissent qu’il y a du beau, du bon et du vrai dans les cultures  et les religions où ils oeuvrent.  Si le missionnaire combat toutes les forces du mal, il sait aussi entrer en dialogue pour discerner les valeurs et les intégrer à la vie chrétienne dans un processus à double sens qu’on appelle une inculturation : de l’évangile dans les cultures, et des cultures dans le christianisme.

La période postconciliaire ajoutera plusieurs documents pontificaux qui ont voulu réaffirmer le rôle et l’importance de la mission : il s’agit surtout de Evangelii Nuntiandi de Paul VI et de l’encyclique Redemptoris Missio de Jean-Paul II.

Le nouveau paradigme

J’ai pris conscience de l’avènement d’un nouveau paradigme d’abord dans les nouvelles philosophies des sciences; c’est d’ailleurs dans ce secteur que le concept de paradigme a été réintroduit dans nos discours, surtout avec le livre La structure des révolutions scientifiques de Thomas S. Kuhn paru en 1962.  En tant que théologien, ce qui m’impressionne dans ce nouveau paradigme scientifique, c’est sa visée antimatérialiste et la reconnaissance que les sciences ne pourront jamais tout savoir et tout prévoir, d’où une place au mystère.  Un autre aspect essentiel est le principe d’indétermination ou d’incertitude :  le physicien Heisenberg  a démontré mathématiquement que si on connait la position d’une particule atomique, on ne peut pas connaître en même temps sa vitesse.  Donc, la science ne peut pas tout savoir et prévoir, comme l’annonçaient des scientistes du dix-neuvième siècle.    

Quand j’ai fait ma maîtrise en philosophie dans les années 1990 en concentrant mes recherches sur Jurgen Habermas et les philosophies nord-américaines, j’ai graduellement pris conscience que les éléments fondamentaux du paradigme émergent étaient les suivants :

  • - Non à la substance et à l’essence :  il n’y a pas dans le réel une sorte de couche fondamentale qui constituerait l’être.  Il n’y a pas dans l’être une partie vraie qui ne changerait pas et constituerait son identité essentielle.  Il s’agit non seulement de rejeter la dictinction aristotélicienne entre substance et accident, mais du refus de considérer que le vrai réel c’est quelque chose qui ‘est en-dessous’ (sub-stare).  Très vite je me rends compte que cet antisubstantialisme remet en cause les formulations traditionnelles de plusieurs dogmes chrétiens :  sur la Trinité (une nature en trois personnes), sur l’incarnation (deux natures en une seule personne) et sur l’Eucharistie (la transubstantiation) par exemple. J’applaudis quand j’ai constaté que Vatican II demandait une théologie au-délà de sa forme thomistique.
  • - S’il n’y a pas de substance immuable, alors tout change et évolue :  panta rei, disait déjà un antique philosophe grec!  Cette affirmation a pris le visage de la théorie universelle de la relativité avec Albert Einstein :  il n’y a plus d’absolu, tout est relatif!  Quand on a l’impression d’un absolu, c’est parce que notre horizon n’est pas assez large.  Quelle conception de Dieu peut-on élaborer qui dépasse cet absolu pour reconnaître qu’Il évolue avec la création et passe de la colère à la miséricorde sans cesser d’être non pas tout-puissant mais divin?
  • - Ce qui définit la réalité, ce sont les relations qui existent entre tout et tout.  Le réel est un réseau, et c’est par les relations que les choses se définissent.  C’est ce qu’avec plusieurs autres j’appelle une vision holistique de la réalité. Le tout est plus grand que la somme de ses parties.
  • - Cette conception rejette en particulier tout dualisme.  Or j’avais constaté comment les dualismes étaient omniprésents en philosophies et en théologies occidentales.  Il m’a semblé que ce refus me conduisait à rejeter les distinctions entre le corps et l’âme, entre Dieu et le monde, entre sacré et profane, le transcendant et l’immanent, le naturel et le surnaturel, entre le matériel et le spirituel, le corps et l’esprit, entre hommes et femmes, fidèles croyants et païens, mais aussi les oppositions entre église et état, foi et science, connaissances et croyances…  On aboutit ainsi à une conception de la réalité semblable à la vision chinoise du yin et du yang, où il y a du yin dans le yang et du yang dans le yin; plus d’essences qui se distinguent et ou s’pposent, mais des degrés qui sont interreliés.
  • - Il n’y a plus d’exclusivisme et tout devient en un certain sens universel.  On ne peut pas parler d’une révélation seulement à un peuple, on ne peut pas parler d’un salut réservé à quelques-uns, on ne peut pas parler d’une religion sans la définir dans ses relations à toutes les autres, on ne peut pas parler d’une culture si non à travers ses relations à toutes les autres cultures…  En conséquence, on ne doit pas affirmer que Jésus est le seul sauveur de l’humanité, que la révélation chrétienne est la seule Parole de Dieu aux humains; on ne doit pas en conclure que les croyantes et croyants à Jésus le Christ  sont les seuls à se sauver…
  • - Les épistémologies, les pragmatismes et les diverses sciences des communications et des langages ont de plus en plus questionné la conception de la vérité comme une correspondance entre le discours et la réalité.  L’évangile avait déjà mis cette parole dans la bouche de Jésus : ‘Je suis la vie, la vérité et la vie!’  Il faut passer à une vision existentielle de la vérité qui rejette le principe de non-contradiction d’Aristote.  Les limites des humains et de leurs savoirs doivent nous conduire à accepter une pluralité des vérités qui dans la complémentarité est une richesse.  Il est évident que les humains n’ont jamais été exercé à accepter une telle diversité et à vivre avec ces différences.
  • - La dernière caractéristique de ce nouveau paradigme émerge surtout avec la postmodernité.  Alors que la période moderne a organisé le monde dans toutes sortes d’institutions et de bureaucraties,  la postmodernité se met à douter de leur efficacité et développe une aversion à tout ce qui est institutionnel et bureaucratique.  Le courant politique des néolibéraux combat toute réglementation.  Cette antiinstitutionnalisation prend diverses formes :  elle est contre toute dogmatisation qui réduit la vérité à une seule de ses dimensions,  elle est contre toute définition qui simplifie le réel à un seul moule, elle est contre tout formalisme et ritualisation qui assèchent la créativité, elle est contre la multiplication excessive des lois et des réglements qui uniformalise la grande variété humaine.

Une théologie des religions

Avant les années 1960, les théologies occidentales enseignent le extra ecclesiam nulla salus.  Avec les missions à partir du milieu du XIXe siècle et la globalisation qui s’est accélérée dans la deuxième moitié du XXe siècle, on se rend de plus en plus compte qu’il y a des valeurs et de bonnes gens dans toutes les traditions religieuses et culturelles.  Il devient évident qu’on ne peut pas toutes et tous les envoyer en enfer; alors se repose la question :  quel discours théologique proposer qui explique que des païens se sauvent?

La difficulté était encore plus grande dans les traditions protestantes dont le fondement est ‘la justification par la foi’, celle-ci étant conçue comme une réponse aux Écritures.    Dans cette vision, il semble impossible de parler de salut sans foi et sans Bible.  Ce sera d’ailleurs la stricte position de Karl Barth, sans doute le plus grand théologien protestant du XXe siècle.

Pour Barth, les religions non seulement ne sauvent pas, mais elles empêchent le salut. Il en va de même pour la nature humaine corrompue par le péché.  Les humains ne peuvent pas connaître Dieu ni par eux-mêmes ni par leurs religions.  La seule manière de se sauver, c’est d’accueillir la révélation divine dans la foi.  Il n’y a pas d’autre ancre de salut que Jésus.  Dans ce contexte, dans le premier volume de sa Dogmatique au paragraphe 17, le théologien protestant va jusqu’à affirmer qu’en Jésus la Parole de Dieu abolit toutes les religions, car toutes elles sont non-croyance, des manifestations de la rébellion humaine contre Dieu.  Si la révélation s’est produite uniquement en Jésus, cela signifie que toute autre parole n’est qu’invention humaine incapable d’apporter la vérité.  Mentionnons aussi Hendrik Kraemer qui insiste sur une totale discontinuité entre les religions et le christianisme; seul le Christ, pas même le christianisme, est authentique Parole de salut. Mais contrairement à Barth, il a tendance à reconnaître que Dieu puisse agir dans les non chrétiens.  Si Barth est un exclusiviste, Kraemer veut dépasser exclusivisme et pluralisme.  L’allemand Paul Althaus, un théologien luthérien, est le premier à ouvrir la porte à la possibilité d’une révélation générale ou originale, tout en refusant qu’on l’identifie à la morale naturelle; il accepte une certaine expérience authentique de Dieu en-dehors du christianisme.

Chez les théologiens catholiques, on professe très tôt une attitude plus positive.  Chez Karl Rahner, elle prend la forme d’une révélation transcendantale dans toutes les personnes humaines;  D’une manière mystérieuse, Dieu se laisse découvrir en chaque être humain. En ce sens, il peut parler de ‘chrétiens anonymes’.  Rahner ajoute que la révélation en Jésus est nécessaire pour conduire la révélation générale à sa plénitude. C’est l’Esprit qui s’exprime dans les diverses traditions religieuses du monde et qui les conduit à la plénitude de la révélation en Jésus; le monde est guidé à son achèvement spirituelle par l’Esprit de Dieu, déjà présent dans le cœur de tous les humains.  C’est ainsi, ajoute le théologien allemand, que les chrétiens anonymes peuvent être sauvés par la grâce de Dieu grâce à l’Esprit en eux; c’est une sorte d’acceptation implicite du Christ.

Hans Kung fera un pas de plus en présentant les religions comme des voies extraordinaires du salut, alors que le christianisme serait la voie maîtresse et ordinaire.  Selon sa vision, les diverses religions reflètent des aspects de la vérité, un peu comme des aveugles qui, touchant un éléphant, en donnent des comptes-rendus exacts mais partiels :  pour l’un, l’éléphant est comme un tronc d’arbre, pour un autre qui touche sa queue l’éléphant est comme une corde, pour le troisième en contact avec une oreille, il ressemble à un palmier.  Ces comptes-rendus sont exacts mais partiels;  seul le voyant voit tout l’éléphant (cette image vient d’une tradition asiatique).  Kung insiste sur une vision holistique qui tente de mettre ensemble les diverses traditions humaines.  Avec Vatican II, Hans Kung conclut que les humains peuvent se sauver en-dehors de l’Église catholique.  Il accorde aux religions un rôle dans le plan salvifique de Dieu.  Quant à Jésus, il n’est pas la plénitude des religions, mais Il les appelle toutes à la conversion; Dieu ne légitimise pas tous les éléments des religions, car partout en elles il y a du mauvais et du faux.  Mais c’est quand même grâce à leur propre religion que les humains parviennent au salut.  On ne peut plus parler de la supériorité du christianisme, mais à partir de toutes les traditions religieuses et spirituelles l’humanité est appelée à bâtir une ‘éthique globale’.

Trois missionnaires européens représentent sans doute le sommet de cette réflexion catholique.  Ici nous examinerons d’abord la pensée de deux d’entre eux.   C’est d’abord dans leur expérience de l’hindouisme et du bouddhisme que ces deux missionnaires tirent leur discours théologique.  Le premier d’entre eux est le jésuite Jacques Dupuis, belge décédé à Rome en 2004.   Il part de son expérience missionnaire en Inde. Il ne s’agit plus seulement de comprendre comment des non chrétiens peuvent se sauver, mais de chercher la signification de la pluralité des traditions spirituelles et religieuses dans le plan divin de salut.  Les religions doivent être comprises comme des voies complémentaires et convergentes vers la réalité ultime, ‘une économie de salut aux multiples facettes organiquement reliées à travers lesquelles diverses voies avancent dans une convergence mutuelle vers le Mystère divin absolu qui constitue leur fin commune’.  On peut donc parler d’un Jésus unique et d’un Christ universel;  en ce sens, il est la révélation définitive et le sauveur absolu en tant que Dieu et Homme.  Mais l’action du Christ procède avec celle de l’Esprit, comme des chemins différents mais complémentaires avançant tous vers le même objectif, le Royaume de Dieu : ‘le Royaume de Dieu est présent dans le monde à chaque fois que les valeurs du royaume sont vécues et promues’.  Ainsi toutes les traditions spirituelles et religieuses contribuent à la construction du Règne.

Le deuxième missionnaire était né d’une mère catholique catalane et d’un père hindou en 1918, il s’agit de Raimon Panikkar, mort en 2010 près de Barcelone.   Si les premiers théologiens que nous avons examiné jusqu’ici peuvent être classés parmi les christocentristes, puisque Jésus Christ est pour eux le critère du salut, Panikkar est présenté comme un théocentriste pluraliste qui veut trouver un dénominateur commun entre ses héritages paternel et maternel :  il se demande entre autres comment réconcilier le non-dualisme de l’hindouisme avec le personnalisme de la tradition chrétienne?  Il sait que la Réalité ultime peut être appelée par une multitude de noms, même si elle est toujours unique et identique, ni une ni multiple, se révélant quasi mieux dans le silence que dans n’importe quelle Parole.  Tôt dans son expérience missionnaire, Panikkar discerne la présence du Christ dans l’hindouisme et il en conclut que Jésus Christ n’appartient pas au christianisme, il appartient à Dieu.  En décrivant les différences entre les religions, le théologien catalan discerne une convergence moins doctrinale qu’existentielle : dans toutes les expériences religieuses, il y a un principe actif qui pousse vers le même mystère.  C’est pourquoi il propose ce qu’il appelle un théandrisme christique qui pénètre tout ce qui est,  en même temps divin et humain : ‘Dieu et l’humain ne sont pas deux ni un (…) Ils ne sont pas deux réalités, mais ils ne sont pas Un non plus.’  Il faut plutôt parler d’une mutuelle interpénétration où les deux s’influencent et se constituent l’un l’autre, l’humain avançant vers l’infini et le divin se faisant fini – ce qu’il appelle le théandrisme.  Cette réalité humano-divine n’a pas divers noms, elle est une multitude de noms qui chacun l’exprime et la manifeste, un peu comme les couleurs de l’arc-en-ciel.  Panikkar propose donc de distinguer le christianisme, la chrétienté et la christianitude : seul ce dernier terme correspond au monde pluraliste d’aujourd’hui, car il fait référence à l’action du Christ dans les personnes et leurs expériences religieuses.  Il rejette toute notion de supériorité du christianisme et il ne croit pas non plus que le christianisme porte à leur plénitude les autres religions.  Dans le dialogue interreligieux, il recommande de distinguer clairement le Jésus de l’histoire du Christ universel, en complétant cette distinction par l’affirmation que s’il n’y a eu qu’un seul Jésus de Nazareth, de fait le Christ est présent en toute personne, culture et religion humaines; en ce sens, on ne doit pas réduire le Christ universel à Jésus de Nazareth.  Un de ces livres porte comme titre : Le Christ inconnu de l’hindouisme, car ‘l’hindou bon et authentique, comme le chrétien bon et sincère sont tous les deux sauvés par le Christ – non pas par l’hindouisme ou le christianisme en soi, mais à travers le Mystère actif présent dans toutes les religions.

Toute bonne théologie chrétienne doit s’inspirer des données bibliques et patristiques.  Mais dans l’élaboration d’une théologie des religions, il faut bien reconnaître que ces données sont particulièrement ambigues.  Rappelons tout d’abord le particularisme de l’Ancien Testament qui semble affirmer que Dieu a fait alliance seulement avec le peuple juif; mais en même temps, comme l’a démontré Jean Daniélou, il y a des saints païens :  Abel, Noé,  Hénoch et Melchisedech, Balaam et les Mages!  Si très nombreuses sont les condamnations des polythéismes, il y a aussi les visions eschatologiques des prophètes qui voient les nations monter vers Jérusalem!  Il est clair que c’est Yahvé qui guide toute l’histoire humaine, en se servant aussi de non juifs, comme Cyrus, pour accomplir son plan de salut sur l’humanité.

Jésus déclare péremptoirement qu’il a été envoyé seulement aux brebis perdus d’Israël.  Néanmoins plusieurs fois il propose en exemple des païens :  la femme cananéenne, le centurion romain dont nous proclamons la foi à toutes les eucharisties, le bon samaritain…  Jacques Dupuis peut en conclure : « Clairement pour Jésus, la foi qui sauve est accessible aux païens et aux étrangers; elle opère en eux! »

Les persécutions pousseront la première communauté de Jérusalem à sortir de son cocon :  Pierre chez Corneille à Césarée, Philippe en Samarie, et surtout Saul, qui devient Paul parce qu’il a été choisi pour porter l’Évangile aux nations.  Les Actes des Apôtres se terminent quand ce chemin de l’évangélisation atteint la capitale du monde, Rome.

Dans la tradition chrétienne sera dominante la vision qui ne voit pas de salut possible en-dehors de l’Église.  Cela commence déjà avec l’évêque Ignace d’Antioche, avec Irénée qui ne voit l’Esprit que là où il y a l’Église, et avec Cyprien, l’évêque de Carthage, qui serait le premier à enseigner qu’il n’y a pas de salut en-dehors de l’Église.  Pour le grand docteur de l’Occident Augustin, la foi et le baptême sont nécessaires au salut;  en se basant sur Actes 4,12, il enseigne et répète qu’il n’y a aucun autre sauveur sauf Jésus-Christ.  Sa doctrine du péché originel a exacerbé son discours qui le conduira à envoyer à la damnation même les enfants non baptisés.  En 1215 le quatrième concile du Latran, considérée comme le douzième concile œcuménique, proclame : « Il y a une seule Église universelle des fidèles, hors de laquelle absolument personne n’est sauvé. »  Le concile de Florence accentuera cette condamnation.

Je me souviens qu’en première année de théologie, alors que nous étudiions l’ecclésiologie, j’avais consacré une dissertation à l’adage Extra ecclesiam nulla salus, pour me rendre compte que chez quelques pères de l’Église, il y avait eu une certaine ouverture.  Rappelons les Logoi spermatikoi du philosophe Justin, qui ajoute que la plénitude de la Parole de Dieu se trouve dans le Christ.  Même Irénée, avec sa vision d’une histoire universelle du salut, expliquait qu’à travers la Parole, tous les humains apprennent l’existence du Dieu créateur et vivificateur; mais que la plénitude de la révélation n’est atteinte que dans l’Évangile.  Clément d’Alexandrie estimait que les grandes philosophies grecques étaient des préparations au christianisme; il va jusqu’à appeler la philosophie une alliance entre Dieu et les sages et il y inclut explicitement les sages de l’Extrême-Orient.  Le plus clément serait-il Origène qui a semblé croire qu’à la fin Dieu dans sa miséricorde accordera le salut à tous : non seulement Dieu veut que tous les humains se sauvent, mais il leur donne aussi la capacité d’y parvenir.  Jacques Dupuis a raison, me semble-t-il, de conclure qu’il y a dans la tradition chrétienne une certaine conscience de la présence universelle et active de Dieu.

Comment articuler dans la même foi ces diverses affirmations de la Parole de Dieu :  « Dieu notre Sauveur veut que tous les humains soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité. Car il n’y a qu’un seul Dieu, qu’un seul médiateur entre Dieu et l’humanité, un homme, le Christ Jésus qui s’est donné en rançon pour tous » (1 Tim 2, 3-5).  « Il n’y a aucun salut ailleurs qu’en lui (Jésus Christ), car il n’y a sous le ciel aucun autre nom offert aux humains qui soit nécessaire à notre salut » (Actes 4, 12).  « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son fils unique pour que tout être humain qui croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle.  Car Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui » (Jean 3, 16-17).

Hans Kung résume les quatre positions possibles sur la vérité des religions :

  • - Aucune religion n’est vraie;
  • - Une seule religion est vraie;
  • - Toutes les religions sont vraies;
  • - Une seule religion est vraie mais les autres participent à sa vérité.

Pour Jacques Dupuis, il y a trois alternatives :

  • - L’ecclésiocentrisme exclusiviste qui conçoit que le salut n’est possible que dans l’Église visible, alors que les autres religions n’apportent pas de salut;
  • - Le christocentrisme inclusivisme veut expliquer que le Christ a une activité qui permet mystérieusement à chaque personne humaine de parvenir au salut; son action peut se trouver en-dehors du christianisme et même dans les autres religions;
  • - Le théocentrisme plus ou moins pluraliste qui accepte que Jésus ne soit pas le seul sauveur.  Les religions représentent divers chemins conduisant au salut.

Selon John Knitter,

  • - les églises évangéliques conservatrices et de nombreuses sectes croient que le Christianisme est la seule vraie religion;
  • - La plupart des grandes églises protestantes croient que le salut est obtenu par le Christ, mais pas nécessairement visiblement ou exclusivement;
  • - Le modèle catholique dominant actuel enseignerait qu’il y a diverses voies vers le salut mais un seul Jésus Christ;
  • - La dernière alternative, théocentrique, demeure l’apanage de quelques théologiens plus ouverts et œcuméniques.

Il n’est donc pas étonnant que soient qualifiés d’ecclésiocentristes Karl Barth, Hendrik Kraemer et Paul Althaus, alors que les catholiques Rahner, Kung et Dupuis sont qualifiés de christocentristes.  Il y a aussi des christocentristes dans les grandes églises protestantes : mentionnons Paul Tillich, Wolfhart Pannenberg et Leslie Newbigin.  De diverses traditions chrétiennes, John Hick, Stanley J. Samantha, Paul F. Knitter et Raimon Panikkar sont considérés théocentristes.  Il nous reste à approfondir la pensée de quelques-uns de ces derniers.

En proposant une christologie basée sur l’Ëtre, Paul Tillich ouvrait une première porte.  En présentant la religion comme une expérience spirituelle du Sacré, il en ouvrait une autre. À la fin de sa vie, il fit une certaine expérience du boudhisme et en conclut que christianisme et bouddhisme étaient complémentaires, la première plus éthique et personnelle,  et la seconde plus mystique et impersonnelle. Dans ces derniers discours, il en appela de plus en plus non pas à la conversion mais au dialogue.  Pannenberg voit les différentes religions en compétition pour la vérité, toutes avec plus ou moins de succès, mais il a toujours insisté qu’à la fin il ne peut y avoir qu’une seule et universelle vérité.  De manière inspirante, il a proposé de distinguer l’universalité de l’Esprit de la particularité de Jésus de Nazareth.

J’ai fait ma thèse de théologie fondamentale sur le pluralisme au concile Vatican II; en conclusion je clamais que toute réalité était plurielle et qu’on trouvait même en Dieu une pluralité des personnes dans l’unité de leur être.  Mais je n’essayais pas explicitement d’appliquer cette attitude pluraliste aux relations entre religions.  Cinquante ans plus tard, je me rends compte à quel point mes intuitions pluralistes peuvent aider à renouveler la missiologie en proposant une conception pluraliste non seulement de la vérité, mais aussi des religions.  C’est pourquoi je veux m’attarder quelques instants à des théologiens pluralistes, comme John Hick, Stanley J. Samantha et Paul F. Knitter.

Le protestant conservateur John Hick était au départ un exclusiviste et graduellement il s’est rendu compte que sa foi n’impliquait pas d’exclusivisme sévère; évoluant vers l’inclusivisme et même le pluralisme, il est allé jusqu’à questionner le concept de Dieu pour se tourner de plus en plus vers ce qu’il nomme la Réalité fondamentale.   Pour lui, il y a plusieurs manières de se sauver, les religions étant chacune une interprétation humaine de la réalité, tout en cherchant à la manifester.  Il en appelle à une révolution qui « suppose la transition depuis le dogme que le Christianisme est au centre à l’affirmation que c’est Dieu qui est au centre, et que toutes les religions de l’humanité, incluant la nôtre, tournent autour de lui. »  Il appelle cela une révolution copernicienne en théologie.  Hick peut donc parler de pluralisme parce qu’il y a une pluralité de divers concepts, images et expériences humaines qui manifestent la même réalité transcendante.  Pour s’en approcher, il faut se mettre à l’écoute et en dialogue avec toutes les diverses traditions.  Pour Hick, il est clair que la Réalité ultime est présente dans les diverses cultures et religions.  Il a appliqué sa vision à la christologie :  il rejette un discours essentialiste en faveur d’une christologie à degré :  entre Jésus et nous, il n’y a pas une différence substantielle, mais seulement de degré; au lieu du concept grec de homoousios, Hick propose celui de homoagape, une sorte d’amour qui définit la Réalité divine, aussi bien que Jésus de Nazareth.  Quand il suggère d’abandonner le discours sur Dieu, il propose de se recentrer sur le Réel.

Stanley J. Samantha, quant à lui, propose de passer d’une conception exclusive du Christ à une unicité relationnelle : Jésus est en lien avec les personnes de toutes les fois, mais il demeure unique puisque chaque religion propose sa propre réponse aux mystères humains.  Cette christologie relationnelle doit se concrétiser dans des efforts pour aider nos frères et sœurs humains.  Ce pasteur de l’Église de l’Inde du Sud a aussi été directeur du Programme de dialogue du Conseil œcuménique des Églises.  Ainsi une religion, dans un contexte et une culture donnée, peut prétendre être décisive pour les personnes de ce milieu-là, mais aucune religion ne peut se réclamer d’être décisive pour l’ensemble de l’humanité.  Il me semble que cette opinion rejoint celle du Dalaï-lama quand, rejetant tout prosélytisme, il enseigne qu’une religion est la meilleure voie de salut pour les personnes de cette culture et de cette civilisation-là. 

L’œuvre fondamentale de Paul F. Knitter est sans doute Jesus and the Other Names : Christian Mission and Global Responsibility, publié aux éditions des Maryknoll en 1996.  C’est un théologien de tradition catholique, d’abord Missionnaire du Verbe Divin, le troisième des missionnaires catholiques dont je parlais plus haut.   Il a d’abord été lui-aussi un exclusiviste, mais graduellement il a évolué avec le deuxième concile du Vatican, Karl Rahner, Panikkar et Thomas Merton et les débats sur l’adaptation ou l’inculturation missionnaire. Décisive a été son amitié avec un musulman au Pakistan, un certain Rahim à propos duquel il a écrit :  « Si je dis que Rahim doit être conduit à la plénitude par le christianisme, je sais que moi aussi je dois être conduit à la plénitude grâce à l’Islam. »  Avec Hick, il publie un livre qui rejette que le christianisme soit unique; au même moment, influencé par Juan Sobrino et les théologies de la libération, il insiste que l’important, ce ne sont pas les doctrines, mais les efforts pour mettre plus de justice et de paix dans le monde; la mission c’est donc la construction du Règne de Dieu.   Sa théologie, et sa vision de la mission, deviennent donc centrées sur le Royaume de Dieu à bâtir : « La réalité de Dieu ne peut être expérimentée et connue authentiquement que si quelqu’un est activement, historiquement et matériellement engagée dans l’amour des autres et dans la construction d’un monde meilleur. »  Il n’y a pas de vraies croyances sans les bonnes actions.

Ce long et tortueux cheminement d’une théologie des religions, nous devons en tenir compte quand on veut construire un nouveau discours et une nouvelle pratique missionnaires.

Des éléments de la nouvelle missiologie

Il faut d’abord procéder à une redéfinition des principaux concepts de la missiologie : la révélation, l’envoi, l’évangélisation, la conversion et le salut, entre autres.  C’est avant tout un processus d’universalisation qui abandonne tout dualisme, exclusivisme et substantialisme pour affirmer une réalité holistique et plurielle.

1.       La révélation

En 1900, nous les catholiques, ou au maximum les chrétiens, nous considérions posséder la vérité, et c’était la tâche des missionnaires d’aller dans le monde entier pour annoncer cette seule et unique vérité.  Face à eux, il n’ y avait que superstitions et erreurs; au maximum pouvait-on reconnaître des ‘étincelles’ de vérité, des vérités partielles qui ne pouvaient se manifester vraiment que grâce à l’annonce de la Bonne Nouvelle.  Nombreux ont été surpris d’entendre la Déclaration de Vatican II sur les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes déclarer : « L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans les (autres) religions. »  Peut-il donc y avoir des vérités et de la sainteté dans les autres religions?

Aujourd’hui nous avons fait des pas de géants.  Non seulement nous reconnaissons qu’il y a du beau, du bon et du vrai dans toutes les traditions religieuses et culturelles de l’humanité; mais de plus nous savons que dans notre propre tradition il n’y a pas que du saint et du vrai!  Nous aussi nous avons à nous convertir;  nous aussi, nous avons à cheminer vers la vérité, guidés par le Saint-Esprit.

Pendant presque deux milles ans, nous comprenions le début de la lettre aux Hébreux : « À bien des reprises et de bien des manières, Dieu a parlé autrefois à nos pères » comme s’appliquant aux patriarches et prophètes juifs.  Aujourd’hui nous savons que dans nos ADN il y a des gènes de multiples ‘tribus et nations’; littéralement nos pères proviennent de toutes les cultures et religions du monde;  Dieu n’est pas resté silencieux, mais de manière mystérieuse il a adressé sa Parole à tous et chacun :  « Le Verbe était la vraie lumière qui en venant dans le monde illumine tous les humains. »

En s’inspirant en particulier de la lettre de Paul aux Romains, plusieurs théologiens parlaient d’une révélation générale et même d’alliance de Dieu avec toute l’humanité en Adam et en Noé.  Mais on ajoutait que cette révélation des origines parvenait à son achèvement dans la révélation particulière que Dieu a adressé aux enfants d’Israël et, surtout, en Jésus de Nazareth.  Elle est en train de s’effriter cette vision d’une supériorité d’une révélation divine spéciale qui a pris la forme de l’Ancien et du Nouveau Testaments.  Non seulement Dieu a parlé, mais des humains ont écouté et vécu ces appels de Dieu;  plusieurs fois ces messagers de Dieu ont eu des disciples et la Parole de Dieu a parfois été mise par écrit dans des Écritures.  Il en résulte que pour connaître ce que Dieu dit aux humains, il ne suffit plus de lire la Bible, il faut aussi lire les Écritures sacrées de toutes les traditions religieuses, et il faut aussi regarder comment les sages et les mystiques des autres cultures l’ont mis en pratique. J’ai constaté avec joie que cette vision se retrouve dans le Coran qui parle des messagers que Dieu a envoyés à chaque peuple.

À cette conception plus relationnelle et holistique de la révélation, il faut joindre le principe antisubstantialiste.  La révélation ne consiste pas en un ensemble de vérités qui aboutissent à des dogmes immuables; il n’y a pas de vérité absolue, toute affirmation ne peut être comprise que dans un contexte déterminé et ne peut être approfondie et enrichie que lorsqu’on la considère comme un processus toujours en quête d’un plus… S’il faut se mettre à l’écoute des autres Écritures et traditions orales, c’est parce que nous reconnaissons que la Parole de Dieu dépasse toutes les écritures avec lesquelles les humains l’ont exprimée. L’expérience religieuse et spirituelle des humains dépasse toujours les écritures qui l’expriment; et la Parole de Dieu est toujours plus grande que l’expérience qu’en ont faite les humains.

2.       L’envoi

Quand j’étais enfant, on me présentait des missionnaires prêtres, religieux et religieuses comme étant des personnes qui avaient été spécialement choisies par Dieu pour aller ailleurs annoncer la Bonne Nouvelle du salut.  À ce contexte il faut noter deux principales évolutions :  on s’est rendu compte que la Bonne Nouvelle ne devait pas être annoncée seulement ‘en pays de missions’, mais aussi dans nos pays où grandissaient la sécularisation, les agnosticismes et les diverses formes d’athéisme; c’est ce que le pape Jean-Paul II appellera la ‘nouvelle évangélisation’ :  les synodes continentaux autour du changement de millénaire mettront l’accent sur ces nouveaux contextes et aréopages où proclamer l’Évangile.  De plus, le deuxième concile du Vatican avait proclamé haut et fort que non seulement les prêtres, les religieuses et les religieux étaient des envoyés – c’est, rappelons-le, le sens du mot missionnaire – mais tous « les chrétiens, puisqu’ils ont des charismes différents, doivent collaborer à l’Évangile chacun selon ses possibilités, ses moyens, son charisme et son ministère » (AG 28). 

Tous les chrétiens sont donc missionnaires et envoyés.  Mais peut-on estimer que les chrétiennes et chrétiens soient les seuls envoyés dans le monde pour annoncer la Parole de Dieu et construire le Royaume de Dieu?  Parce que nous croyons que la Parole de Dieu n’est pas présente seulement dans les Écritures chrétiennes, nous concluons que les êtres humains,  tous illuminés par le Verbe divin (Jean 1, 9), doivent participer à ce dialogue universel où chacun apporte la tradition de ses pères (Lettre aux Hébreux 1, 1-2).  Toutes et tous sont envoyés pour qu’ensemble ils soient guidés par l’Esprit « vers la vérité tout entière » (Jean 16, 13). 

En effet, « l’Église n’ignore pas tout ce qu’elle a reçu de l’histoire et de l’évolution du genre humain.  L’expérience des siècles passés, le progrès des sciences, les richesses cachées dans les diverses cultures qui permettent de mieux connaître l’humain lui-même et ouvrent de nouvelles voies à la vérité, sont également utiles à l’Église. » (GS 44)  Il devient clair que les humains de toutes les générations, de toutes les cultures et religions, sont appelés à participer au plan de Dieu pour bâtir ce « Royaume de vie et de vérité, de grâce et de sainteté, de justice, d’amour et de paix (Préface du Christ-Roi).

3.       L’évangélisation

Si tous sont envoyés, tous n’ont pas les mêmes charismes et tous n’ont pas les mêmes services à remplir : « chacun selon ses possibilités, ses moyens, son charisme et son ministère », expliquait le Décret sur l’activité missionnaire de l’Église.

Les humains sont-ils tous envoyés à la même mission?  Non, et sur cela Vatican II a été très clair.  La mission – l’envoi – change selon les circonstances et selon le monde auquel on est envoyé :  Jésus a été envoyé ‘aux brebis perdus d’Israël’, Paul ‘à toutes les nations’, et chacun de nous est envoyé dans un contexte particulier qui lui-même évolue : « La mission (de l’Église doit) répondre aux conditions particulières du monde d’aujourd’hui. » (LG 36)  Quand des missionnaires réfléchissent à leur vie missionnaire, ils reconnaissent sans peine que leur ‘envoi’ n’a pas été un seul événement ou un seul départ, mais une multitude d’appels qui les ont conduits dans des situations différentes où leurs services et ministères ont pris une multitude de formes.  Et plus cette forme était adaptée aux circonstances des temps, plus leur mission a été efficace et plus le Royaume a grandi.

Avant Vatican II, des missiologues décrivaient le but de la mission comme de bâtir l’Église, mais évidemment il ne s’agissait pas de ces édifices de bois ou de pierres où se réunit une communauté.  Il s’agissait de construire la communauté elle-même.  Avec Vatican II et quelques années plus tard avec son Exhortation apostolique Evangelii Nuntiandi du 8 décembre 1975  Paul VI a centré son attention sur l’évangélisation. L’exhortation commence avec ces mots dont il faut étendre le sens à toutes les personnes de bonne volonté :  « L’effort pour annoncer l’Evangile aux hommes de notre temps, exaltés par l’espérance mais en même temps travaillés souvent par la peur et l’angoisse, est sans nul doute un service rendu à la communauté des chrétiens, mais aussi à toute l’humanité. »  Pour Paul VI, ce mot d’évangélisation « définit toute la mission de Jésus : “ Pour cela j’ai été envoyé ”  (article 6).  Mais quand le pape Paul tente de mieux décrire cette mission d’évangélisation, on se rend vite compte qu’il en donne une vision très large :  « Proclamer de ville en ville, surtout aux plus pauvres qui sont souvent les plus accueillants, la joyeuse annonce de l’accomplissement des promesses et de l’Alliance proposées par Dieu, telle est la mission pour laquelle Jésus se déclare envoyé par le Père. Et tous les aspects de son Mystère — l’Incarnation elle-même, les miracles, l’enseignement, le rassemblement des disciples, l’envoi des Douze, la croix et la résurrection, la permanence de sa présence au milieu des siens — font partie de son activité évangélisatrice. » (article 6).  L’exhortation applique à l’Église cette vision de la mission de Jésus comme évangélisation :  « L’Eglise le sait. Elle a une vive conscience que la parole du Sauveur — “ Je dois annoncer la bonne nouvelle du Royaume de Dieu ” — s’applique en toute vérité à elle. Elle ajoute volontiers avec saint Paul : “ Pour moi, évangéliser ce n’est pas un titre de gloire, c’est une obligation. Malheur à moi si je n’évangélise pas ! » (article 14).  L’exhortation voulait traduire l’expérience du synode épiscopal d’octobre 1974;  le pape continue :  « C’est avec joie et réconfort que Nous avons entendu, au terme de la grande assemblée d’octobre 1974, ces paroles lumineuses : “ Nous voulons confirmer une fois de plus que la tâche d’évangéliser tous les hommes constitue la mission essentielle de l’Eglise ”, tâche et mission que les mutations vastes et profondes de la société actuelle ne rendent que plus urgentes. Evangéliser est, en effet, la grâce et la vocation propre de l’Eglise, son identité la plus profonde. Elle existe pour évangéliser, c’est-à-dire pour prêcher et enseigner, être le canal du don de la grâce, réconcilier les pécheurs avec Dieu, perpétuer le sacrifice du Christ dans la sainte messe, qui est le mémorial de sa mort et de sa résurrection glorieuse. » (article 16)

Mais qu’est-ce qu’évangéliser?  Paul VI propose une réponse au deuxième chapitre de son Exhortation (articles 17 à 24).  Mais d’abord il en reconnaît la nature plurielle et complexe : « Aucune définition partielle et fragmentaire ne donne raison de la réalité riche, complexe et dynamique qu’est l’évangélisation, sinon au risque de l’appauvrir et même de la mutiler. Il est impossible de la saisir si l’on ne cherche pas à embrasser du regard tous ses éléments essentiels. » (article 17)  Signalons les aspects suivants que nous essaierons de généraliser :

  • - renouveler l’humanité et les cultures (articles 18-20),
  • - témoigner dans sa vie (article 21),
  • - et une annonce explicite de l’Évangile (article 22).

À chaque fois qu’on rend meilleurs ses frères et soeurs, à chaque fois qu’on continue la création, à chaque fois qu’on permet aux cultures humaines d’être plus vraies et saintes,  on évangélise, selon le vocabulaire de Paul VI.

Il y a aussi évangélisation quand des êtres humains améliorent leurs conditions de vie et contribuent à ce que leurs sociétés soient meilleures économiquement, politiquement, socialement…

Quand ils évangélisent, les chrétiennes et les chrétiens s’inspirent de l’Évangile, comme les Bouddhistes s’inspirent des traditions bouddhistes, et les Amérindiens de leurs sagesses ancestrales…  Dans ce concert et le dialogue interreligieux, chacun doit apporter une annonce claire et explicite de ses propres traditions spirituelles et religieuses.  Ce n’est que si chacune et chacun proclame sa propre écriture et sa propre sagesse qu’ensemble nous pourrons entendre cette Parole de Dieu qui les transcende tous.  Il n’y a pas de vrai dialogue si on ne croit pas que l’autre peut nous apporter quelque vérité…

On ne s’étonne pas que des critiques aient considéré que Paul VI avait trop élargi le concept d’évangélisation dans son Exhortation apostolique.

4.       La conversion

Dans le discours missionnaire d’il y a cent ans, on appelait conversion le passage des ‘païens’ au christianisme, dont le baptême constituait une étape essentielle.  Il s’agissait de ‘se convertir au christianisme’.

Et pourtant quand on relit les finales missionnaires des évangiles de Matthieu et de Marc, il n’est pas question de conversion :  « Allez donc et de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit » (Matthieu 28, 19);  « Allez par le monde entier et proclamez l’Évangile à toutes les nations » (Marc 16, 15).   Selon Matthieu, c’est le Baptiste qui appelle d’abord ses sœurs et frères juifs à la conversion (Matthieu 3,2).  Dans les mêmes évangiles, la conversion apparaît en lien avec l’Évangile et le Royaume de Dieu; après son baptême et sa retraite dans le désert, Jésus monte en Galilée et proclame : « Convertissez-vous; le Règne des cieux s’est approché » (Matthieu 4,17).  En Marc, le message de Jésus apparaît avec encore plus de clarté : « Le temps est accompli et le Règne de Dieu s’est approché : convertissez-vous et croyez à l’Évangile » (Marc 1,15).  Il n’est pas possible de comprendre ces proclamations de Jésus autrement qu’une invitation à un changement de mentalité – c’est le sens premier de metanoia – adressée à tous ses disciples.  C’est dans le livre des Actes des Apôtres que le mot apparait pour indiquer le changement qui s’opère chez les personnes qui accueillent la Bonne Nouvelle et décident d’engager leur vie dans cette nouvelle ‘Voie’ – c’est ainsi qu’on appelle la foi chrétienne, par exemple en Actes 9,9; 18, 25 et 26; 24, 14 et 22.

C’est cette signification qu’il faut donner au concept de conversion dans la nouvelle missiologie :  ce n’est pas le passage d’une religion à une autre, ce n’est pas la transition entre des croyances non chrétiennes vers la foi en Jésus.  C’est l’effort permanent pour un mieux être de la personne, du monde, des sociétés et des cultures.  Dans toutes les dimensions de nos êtres, les humains sont constamment appelés par Dieu à ‘un plus’.

C’est probablement dans les lettres aux Églises des chapitres 2 et 3 du livre de l’Apocalypse que ce sens apparaît avec le plus de clarté.  En effet l’auteur de l’Apocalypse invite les chrétiennes et chrétiens à se convertir, évidemment pas dans le sens de changer de religion, mais dans le sens de progresser dans la foi. Aux disciples d’Éphèse, il écrit : « Souviens-toi d’où tu es tombé, repens-toi et accomplis les œuvres d’autrefois. Si non je viens à toi, et si tu ne te repens pas, j’ôterai ton chandelier de sa place! » (2, 5). À l’Église de Sardes, il écrit : « Souviens-toi de ce que tu as reçu et entendu, garde-le et repens-toi! » (3, 3). Et quand à la fin du monde, c’est le temps du grand jugement, l’Apocalypse écrit à propos des condamnnés : « Les humains furent brûlés par une intense chaleur, ils blasphémèrent le nom de Dieu qui a pouvoir sur les fléaux, mais ils ne se repentirent pas pour lui rendre gloire » (16, 9).  Les septs coupes de ce chapitre 16 renvoient aux sept fléaux des plaies d’Égypte.  C’est parce que ces humains n’étaient pas en état permanent de conversion, d’écoute de la Parole de Dieu et de changement de mentalité qu’ils sont condamnés.

Si le mot de conversion doit être présent en missiologie, ce ne sera pas pour indiquer que les humains sont appelés à adhérer à la nouvelle religion chrétienne, mais pour signifier que tous les disciples du Christ le suivent constamment dans sa route vers le Père et son Règne et que ce cheminement suppose qu’on se remette constamment en question.  C’est donc un concept qui ne se réfère pas à un seul événement, mais à une pluralité d’évenements, d’attitudes et de dispositions qui caractérisent l’identité chrétienne, jamais satisfaite de ce qu’elle a accompli.

5.       Le salut

C’est le deuxième concile du Vatican qui a voulu fonder la mission sur le dessein éternel de Dieu :  « De sa nature l’église, durant son pèlerinage terrestre, est missionnaire, puisqu’elle-même tire son origine de la mission du Fils et de la mission du Saint-Esprit selon le dessein de Dieu le Père. » (AG 2).  Quand il explicite la mission du Fils à l’article 2, le concile rappelle « le dessein universel de Dieu pour le salut du genre humain. »  « Mais pour le réaliser pleinement, le Christ a envoyé d’auprès du Père l’Esprit Saint qui accomplirait son œuvre porteuse de salut », commence l’article 4.  Ainsi, ajoute l’article suivant, « cette mission (de l’Église) continue au cours de l’histoire la mission du Christ lui-même. »

En Dieu, l’éternel dessein est celui du salut.  « Le Seigneur (…) fait preuve de patience envers vous, ne voulant pas que quelques-uns périssent mais que tous parviennent à la conversion », enseigne la deuxième lettre de Pierre (3, 9).  L’Évangile de Matthieu ajoute que « ce n’est pas la volonté du Père qu’un seul de ces petits se perde » (18,14).  Dans le Nouveau Testament, il y a de nombreux passages qui enseignent la volonté de Dieu de conduire au salut l’ensemble de l’humanité.  La déclaration la plus claire se trouve sans doute au début de la première lettre de Paul à Timothée : « Dieu notre sauveur veut que tous les humains soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » (2,4).  Cela signifie-t-il que tous les humains se retrouveront au ciel et que toute la création parviendra à la gloire du Royaume?

La nouvelle missiologie devra certainement dépasser les dualismes entre salut et damnation, ciel et enfer, entre l’ici maintenant et la fin de l’histoire.  Mais il me semble que cela ne peut pas se faire par l’élimination d’un des deux termes. 

Peut-on tout réduire au salut en éliminant toute damnation et enfer?  On sait qu’en voulant répondre à ce défi la tradition chrétienne s’est partagée en divers camps.  On veut d’abord reconnaître la volonté de Dieu et comment Dieu est sérieux en conduisant son dessein à sa plénitude; mais en même temps on veut asseoir la liberté humaine dans toute sa profondeur :  Dieu aime-t-il les humains au point de leur laisser la liberté de refuser d’entrer dans son projet?  Même s’il arrive qu’un humain, dans l’une ou l’autre circonstance, refuse de participer au plan de Dieu, se peut-il que la miséricorde de Dieu l’amène dans sa gloire à la toute fin?  Rappelons qu’à Vatican II on a refusé de répondre explicitement à cette question, tout comme le pape Benoît XVI dans son encyclique sur l’espérance chrétienne.

Un jour ma mère me confiait : « Jean, quand je serai au ciel, il me semble que je ne pourrai pas être parfaitement heureuse si je m’aperçois que sur terre mes enfants sont malheureux! »  Ce disant, elle rejoignait l’argument d’Origène, un des premiers théologiens chrétiens du troisième siècle, qui enseignait que le Christ ne pouvait pas être satisfait de son œuvre salvatrice tant qu’il y aura des humains en-dehors du Royaume de son Père.  Mais en citant la Bible, la plupart des enseignements de l’Église affirme l’existence d’un « feu éternel » (par exemple dans l’évangile de Matthieu 25, 41); même la Confession protestante d’Augsbourg de 1530 condamne ceux qui enseignent que « les damnés ne subissent pas des peines et des tourments éternels ».

La doctrine de l’enfer veut certes affirmer le sérieux de nos choix et de nos actes et la profondeur de la liberté humaine.  Quant au reste, on ne peut que s’en remettre au jugement de Dieu :  « Ne jugez pas », écrit Luc 6, 37.  En ce troisième millénaire, grâce aux avancées de la psychologie, de la psychiâtrie et des neurosciences, nous sommes particulièrement conscients des mystères insondables de l’esprit humain.  Il faut aussi souligner la signification plurielle et complexe de cette « fournaise de feu » (par exemple Matthieu 13, 42.50) qui se manifeste entre autres par le fait que le Nouveau Testament emploie divers mots pour pointer à cette réalité :  le shéol hébreu traduit en grec par hadès, l’abîme des ténêbres (le mot grec tartaros en 2 Pierre 2,4 difficile à traduire), la géhenne, l’étang de feu…  L’Apocalypse 20 parle de la seconde mort.

Peut-on universaliser le salut en concluant que tout sera sauvé?  Je ne saurais répondre définitivement,  mais la missiologie nouvelle devracertes réaffirmer avec force que :

  • - l’amour de Dieu va jusqu’à donner aux humains une authentique liberté.
  • - Cette liberté s’exerce au milieu de conditions si complexes que nous ne pourrons jamais saisir toutes les motivations, les limitations et les circonstances des choix humains.
  • - À la fin certes l’amour et la miséricorde triompheront sur tout mal, toutes limitations et toutes imperfections : « Il n’y aura plus de malédiction (…), il n’y aura plus de nuit! » (Apoc 22, 3.5).

Sans doute avons-nous touché ici le mystère de l’achèvement du dessein de Dieu, car les mots de salut et de ciel, de damnation et d’enfer sont des images qui se réfèrent à de mystérieuses réalités dernières que nous ne pouvons qu’entrevoir.

On sait comment Martin Luther a trouvé dans la lettre de Paul aux Romains le principe cardinal de sa théologie :  c’est seulement par la foi en la Parole miséricordieuse de Dieu que l’humanité est sauvée.   « C’est par la grâce que vous êtes sauvés par le moyen de la foi; vous n’y êtes pour rien, c’est le don de Dieu », résume l’auteur de la lettre aux Éphésiens 2, 8.  Dans cette théologie, le salut est un don de Dieu.  Oui, le salut est le coeur du plan de Dieu.  Mais aujourd’hui les accords théologiques entre protestants et catholiques reconnaissent que Luther voulait surtout s’opposer à la croyance que les humains méritent leur salut grâce à leurs bonnes œuvres; mais une fois reçu la grâce de la foi qui justifie, l’être humain doit lui-même entrer activement dans le plan salvifique de Dieu.  Certains ont voulu souligner la coopération de Marie la mère de Jésus jusqu’à lui attribuer le titre de corédemptrice, mais en fait cette coopération n’est pas seulement de Marie, il s’agit de tous les disciples de Jésus et de tous les humains qui eux-aussi collaborent au dessein salvifique de Dieu sur sa création.  

Il y a aussi cette déclaration faite par Pierre devant le Sanhédrin: « Il n’y a aucun salut ailleurs qu’en lui;  car il n’y a sous le ciel aucun autre nom offert aux humains qui soit nécessaire à notre salut! » (Actes 4, 12) Il me semble clair que la nouvelle misiologie doit enseigner en même temps l’unicité et la singularité de l’œuvre salvifique accomplie par Jésus de Nazareth, tout en maintenant que tous et chacun des humains, toutes et chacune des cultures et traditions spirituelles et religieuses de l’humanité, sont appelés d’une manière ou d’une autre à coopérer à l’œuvre du salut.  N’est-ce pas le sens profond de l’affirmation que tous les disciples du Christ sont missionnaires et que toute la création doit participer au plan éternel de Dieu?

Des spécialistes de la mission?

La fragmentation des savoirs et la spécialisation des habiletés sont des caractéristiques de la modernité.   Là où autrefois il y avait la médecine, aujourd’hui il y a la cardiologie, la pneumologie, l’ORL, le podiâtre et le pédiâtre…  Et les prescriptions des médicaments de l’un peuvent aller contre l’autre!   Là où hier il y avait la théologie – au XIIe siècle Thomas d’Aquin a pu écrire une Summa theologiae -, au XXIe siècle il y a la dogmatique, l’éxégèse, la patrologie, la pastorale – personne n’oserait écrire une somme de la théologie, d’autant plus qu’aujourd’hui on reconnaît qu’il y a une théologie catholique et une théologie orthodoxe, de même qu’une théologie luthérienne ou française, mais aussi un discours sur Dieu musulman, hindouïste…  Il n’y pas que des rites différents, il y a aussi des discours divergents, et parfois contradictoires, sur Dieu.

Il y a aussi des spécialistes de la mission.  Le décret Ad Gentes expliquait en introduction à son chapitre quatre : « Bien qu’à tout disciple du Christ incombe pour sa part la charge de répandre la foi, le Christ Seigneur appelle toujours parmi ses disciples ceux qu’il veut pour qu’ils soient avec lui et pour les envoyer prêcher aux peuples païens (…) comme un office propre de la mission d’évangélisation qui appartient à toute l’Église » (AG 23).

Certains de ses individus se mettent ensemble pour pouvoir mieux répondre à leur « vocation spéciale » (AG 23). 

Ce que je comprends c’est ceci.  À l’intérieur de la mission universelle, il y a des appels particuliers.  D’une part la nouvelle missiologie doit adopter l’horizon large, mais elle doit aussi réaffirmer que dans la mission universelle, il peut y avoir des ‘missions particulières’.  Les Missionnaires d’Afrique ont reconnu qu’il y avait des Africaines et Africains en-dehors du continent africain et qu’il leur était légitime de proposer à des sud-américains de devenir ‘missionnaires d’Afrique’.  Chez eux comme chez nous, il y a aussi des experts en administration, en communication, en théologie, en développement des peuples, dans les efforts en faveur de la paix ou de la justice, dans l’accompagnement des réfugiés et des immigrants, en dialogue interreligieux, pour promouvoir la dignité des femmes et le bien des familles…

Par rapport aux communautés et aux instituts missionnaires, cela signifie que ces groupes – comme éventuellement des individus, et il y a de plus en plus de personnes qui s’engagent en mission en-dehors d’une communauté – peuvent choisir un ou des territoires, une ou des services singuliers, un ou l’autre des aréopages nouveaux de la mission, où ils veulent se spécialiser et concentrer leurs œuvres.

Pour ce faire, des critères sont suggérés :  on mentionne souvent la suite de Jésus et le retour au charisme de la fondation.  Mais ces critères ne résolvent pas toutes les ambiguïtés.  Il arrive parfois que les enseignements des fondateurs ne correspondent pas à des orientations tirées du Nouveau Testament.   Donnons-en un exemple.

  • - Face aux liturgies juives dans le temple, Jésus préfère les célébrations de la Parole du sabbat dans les synagogues.  Et quand ses disciples lui demandent comment prier, il leur recommande d’abord la prière individuelle, personnelle et libre.  Le bienheureux Joseph Allamano a donné à ses disciples la dévotion spéciale à la liturgie.  Ces deux insistances sont présentes dans les traditions des Missionnaires de la Consolata.
  • - J’ai aussi déjà mentionné que Jésus de Nazareth, et aussi le bienheureux Joseph Allamano, ne sont jamais sortis de leur ‘patrie’ pour évangéliser.  Mais aujourd’hui cette disponibilité à être missionnaire en-dehors de sa propre patrie est souvent considéré comme une caractéristique distinctive des Missionnaires de la Consolata.

Il m’apparaît donc clairement que les orientations des sociétés missionnaires sont non pas des sentiers obligés, mais des panneaux indicateurs qui orientent la marche dans des circonstances et conditions particulières.   Le pape François peut donc demander aux Missionnaires de la Consolata d’ « approfondir leur charisme dans la perspective des urgences pastorales et des nouvelles pauvretés»,  « suivant l’exemple de votre bienheureux fondateur » tout en « continuant le chemin avec espérance ».   Marchant vers le même Royaume, les continents peuvent donc prendre des chemins différents.

Remarques conclusives

J’ai le sentiment que jusqu’ici ma tâche a été de « déraciner et renverser, ruiner et démolir », pour poursuivre la citation de la vocation de Jérémie (1, 10), il me reste à « bâtir et planter ».

Je me souviens qu’en classe quand je rageais contre tout dualisme, un étudiant me reprenait qui manifestait une vision toute holistique et relationnelle de la réalité; pour lui cela était tout naturel.   J’accepte donc qu’après Vatican II ma génération a surtout déconstruit et qu’il reviendra à une prochaine génération de penseurs et de théologiens de bâtir ce nouveau discours missionnaire et sa nouvelle pratique.

Relisant ces réflexions, je me faisais les critiques suivantes :

  • - Il est évident que le fait que je sois un Missionnaire de la Consolata a influencé et influence ma vision de la missiologie.  Plusieurs fois, mes exemples pratiques et théoriques viennent d’expériences que j’ai faites dans cette société missionnaire.  Mais dans la majorité des cas, il me semble que mon discours ne s’applique pas seulement aux IMCs.  De même on peut appliquer à l’ensemble de la missiologie presque tous les éléments du discours de François aux membres des deux chapitres généraux des Missionnaires de la Consolata.
  • - Au lieu de parler d’universalisation, par exemple des concepts de la missiologie, ne conviendrait-il pas de nommer cette opération théorique une généralisation?  Mais en même temps, il me semble que ce dernier terme ne rend pas assez compte de l’actuel changement paradigmatique.
  • - Une des conquêtes théologiques les plus décisives du vingtième siècle, ce sont sans contredit les diverses herméneutiques et éxégèses qui ont permis des avancées remarquables dans la compréhension et l’interprétation de la Bible.  J’ai le sentiment que c’est ce genre d’herméneutique qui nous manque pour mieux comprendre les charismes de notre fondateur et de la fondation.

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